Voir au-delà du mur

Lors d’un atelier avec un groupe de jeunes que j’accompagne en redémarrage professionnel, en guise d’ordre du jour, je décide de commencer par une lecture. Il s’agit d’un passage du récit de l’explorateur et aventurier de l’extrême :

« Vouloir toucher les étoiles » de Mike Horn.

J’aurais pu choisir un extrait de ses nombreux exploits, car cet homme doté d’un mental et de capacités physiques hors norme a affronté les milieux les plus hostiles. De l’Himalaya au Pôle Nord en passant par la jungle amazonienne et dernièrement la traversée de l’Antarctique en solitaire.

Mais ce n’est pas là ce qui m’intéresse. D’ailleurs, ses récits ne sont pas sur le ton de l’exploit affiché, mais toujours empreints d’une philosophie de vie. Repousser sans cesse les limites. Non pas pour prendre des risques incalculés – car il sait aussi renoncer – mais pour puiser en soi la force nécessaire. Repousser les limites que nous nous imposons, nos barrières intérieures.

Je lis ce moment où tout a basculé pour lui. Il a alors 8 ans. Il raconte comment son père lui ouvre une porte qui ne se refermera plus jamais. Un moment marquant qui va le guider toute sa vie. Nourrir sa détermination sans faille lorsqu’il s’aventure dans les milieux les plus sauvages, mais aussi… les plus beaux !

«  Un jour mon père me convoque dans son bureau. Il me dit :

  • Regarde ce mur. Dis-moi ce que tu vois.

Je suis assis dans son fauteuil de cuir. Son ton est grave. La question semble sans importance, pourtant je sens que, derrière cette interrogation banale, il y autre chose. Je me concentre. Je regarde ce mur, blanc.

Il y a un tableau qui représente un vague paysage. Il est là depuis que je suis né, je n’y ai jamais prêté attention. Je connais mon père : il veut quelque chose, mais quoi ? Je scrute l’image : un ciel gris, une terre rouge, des arbres verts. Et alors ? Qu’y a-t-il de si particulier ? Je dis :

  • Il y a un ciel gris.
  • Oui, et encore ?
  • Une terre rouge, papa.
  • Et…?
  • Des arbres verts ?
  • Et au-delà de ça ?

Je me creuse la tête. Le cadre est en bois. Le mur derrière est d’un blanc laiteux. Il m’arrive d’y laisser la trace de doigts sales. Je garde le silence. (…)

Sous le regard de mon père, je me force à chercher. Je note évidemment, des traces de doigts. Bon, j’avoue.

  • Je ne me suis pas lavé les mains l’autre jour. J’ai joué à la balle. Il y a une trace, papa.
  • Mike, tu ne sais pas regarder. (…)

Le rouge me monte au front, mes joues s’enflamment. Que veut-il ? Je me lève, je m’approche du mur. Un déclic se produit. Un homme a peint le mur. C’était un ouvrier entre deux âges. Il a badigeonné, puis il a passé le rouleau. Je me forge un roman. Je le raconte à mon père. (…)

Je suis sur la bonne voie. Je conclus, avec une note de satisfaction :

  • Il avait une combinaison blanche.
  • Non, Mike, tu ne sais pas regarder.

Je suis vide. Je ne sais plus quoi dire. Silence. Puis, mon père :

  • Va te coucher. Tu réessaieras demain.

Je rentre dans ma chambre. Quel est le problème ? Les murs, ornés d’images de vedettes de rugby, de photos d’éléphants, de lions, de Jeeps, ne m’offrent aucune réponse. Le lit, guère plus. Sous quelque angle que je retourne le problème, aucune lumière. Le tableau, c’est non. Le mur blanc, c’est non. Le peintre, c’est non. (…) Mon père veut me guider mais où ?

J’enrage. Je brasse mes cahiers, je feuillette mes livres de classe, je range mes papiers calques. Le nuit tombe, mon sommeil est haché. (…)

Le matin, je me réveille avec une idée. Cette fois, c’est sûr : je sais. Je me précipite dans la chambre des mes parents. (…)

  • Viens, Papa, j’ai compris. (…)

Amusé, mon père me laisse faire. J’ai préparé mon speech :

  • Je ne dois pas voir tout ce que toi, tu veux, que je voie.
  • Explique-moi.
  • Tu veux savoir ce que je vois ? Il n’y a pas juste un mur. Il y a la haie derrière le mur. Derrière la haie, la maison des voisins. Derrière le mur des voisins, leur salle à manger.

Je lui décris ces choses cachées. Puis j’attends le verdict, le coeur battant. Mon père sourit :

  • Oui, Mike, tu as raison. A présent, tu sais regarder. Dans la vie, il ne faut pas se contenter de ce qui est apparent. Les choses déjà vues sont moins importantes que celles que tu découvres après réflexion.

L’oeil intérieur, je le découvre, existe. »

Extrait de « Vouloir toucher les étoiles » Mike Horn

Je m’arrête ici dans la lecture.

Il règne un silence de plomb. Le groupe, habituellement dissipé, s’est laissé happer par l’histoire.

Je leur demande ce que cela évoque chez eux. Qui pour beaucoup ont eu un parcours cabossé, une scolarité hachée, des échecs et doutes sur leurs capacités, sur leur avenir. Nous avons là matière à échanger. Un moment riche.

Voir au-delà du mur.

Et pour vous ?

Est-ce lorsque tout semble bouché, sans horizon, se dire qu’au-delà, il y a une issue. Un coin de ciel bleu ?

Est-ce voir au-delà des apparences, de ce que montre une personne ? Chercher ce qui se cache en creux. Ses aspérités, ses talents et rêves enfouis.

Est-ce accueillir les différences de ceux qui nous entourent, bousculer nos préjugés ?

Est-ce repousser nos limites intérieures, celles que nous érigeons en nous-mêmes et qui sabotent nos élans ?

Est-ce savoir faire fi des modes, des injonctions et du prêt-à-penser pour avancer à notre manière, même à contre-courant ?

* Photo Quiberon Côte sauvage

Et vous, que voyez-vous au-delà du mur ?

Béatrice Marcireau Pasquer

Depuis 2004, j’accompagne les entrepreneurs et dirigeants dans leur développement, ainsi que les personnes en réinvention professionnelle suite à une rupture de parcours, comme la maladie. Avec la conviction que nos sorties de route et bifurcations sont autant d’opportunités de reconnexion à soi et de nouveau départ.  Lire +